A Dakar, elle dirige une entreprise de près de 100 personnes. Des tisserands, mais aussi des menuisiers, des tapissiers, des couturiers… En décidant, il y a plus de 25 ans, de sortir les tissages mandjaques de l’informel, Aïssa Dione est devenue une pionnière. Avec ADT (Aïssa Dione Tissus), elle fait de ce textile originaire de Casamance, de Guinée-Bissau et du Cap-Vert, l’ambassadeur d’un certain luxe à l’africaine. Il y a dans ce tissu quelque chose des chevrons ou du jacquard, ces matières plébiscitées par les maisons et les vestiaires les plus raffinés. Ses clients? Ce fût d’abord la haute-couture, avec des créateurs comme Paco Rabanne, Louis Féraud ou Christian Lacroix. Si elle travaille déjà, alors, avec des décorateurs de renom, sa participation, en 1992, au SIAO de Ouagadougou, marque un tournant. Elle y reçoit le Prix de l’artisanat africain décerné par l’Unesco. A la clé? Une invitation au Salon Maison&Objet à Paris, le plus influent des salons professionnels. Son carnet de commandes se remplit. La maison Hermès, de prestigieux décorateurs, tel Jacques Grange, des hôtels parisiens, les magazines de décoration, les boutiques les plus en vue: ses textiles, qu’Aïssa Dione propose désormais associés à du mobilier en bois, fabriqué dans ses ateliers, remportent partout un vif succès. A ses créations, constamment renouvelées (tissus, mais aussi sacs, écharpes…), elle insuffle un supplément d’âme, grâce à des mélanges de matières végétales et de teintes telluriques. Depuis 20 ans, elle accueille aussi, dans la galerie Atiss, qu’elle a crée, une sélection d’artistes dont elle a à cœur de partager le talent. Le chemin de cette designer textile sénégalaise a toujours été un plaidoyer en faveur du coton africain, de sa transformation locale et du « consommer local ».
Aïssa Dione participera à AKAA (la foire d’art contemporain africain, qui se déroulera du 9 au 11 novembre 2018, Carreau du Temple, à Paris). Elle y signera la direction artistique
INTERVIEW
Aujourd’hui, votre travail avec le tissage mandjaque est connu et reconnu dans le monde entier. C’est à vous qu’on doit son aura internationale. Mais quand, il y a plus de 25 ans, vous utilisez ce textile sophistiqué pour répondre à une commande, votre ambition, à ce moment-là, était-elle de valoriser un savoir-faire?
Oui et non. J’ai d’abord répondu à la proposition d’une importante société sénégalaise, qui m’a demandé de faire des propositions de décoration. Il fallait créer des revêtements muraux, des canapés, des abat-jours, les bureaux… Je voulais absolument que tout soit fabriqué au Sénégal, alors j’ai regardé autour de moi et j’ai découvert ces tissages. Mais très vite, il a fallu réfléchir à comment adapter les métiers à tisser à l’univers de l’ameublement et de la décoration. Car les largeurs des métiers traditionnels étaient trop petits.
Avec votre société, ADT, vous décidez donc d’acheter des métiers à tisser professionnels. C’était, j’imagine, un investissement énorme?
Oui, rien n’avait été fait auparavant dans ce sens-là. J’ai acheté des machines rejetées par les usines textiles. On s’est auto-financés. Je suis une entreprise commerciale, pas une association, nous n’avons donc pas bénéficié de subventions. Tout s’est fait grâce à des prêts bancaires… et des taux d’intérêt! (sourire)
Pour investir de la sorte, il faut avoir une foi immense dans le projet que l’on conduit, dans le potentiel du textile mandjaque en l’occurrence. Qu’est-ce qui, selon vous -et outre la beauté de votre travail- a séduit vos clients?
Je crois que ce qui plaît, c’est surtout les motifs, le design, qu’un tissu aussi simple que le coton soit travaillé de manière aussi élaborée.
Comment avez-vous fait pour faire coïncider l’esprit traditionnel des tisserands, issus d’un modèle informel et l’entreprise industrielle, avec ses exigences internationales?
On fait de la formation permanente, in situ, c’est le BA-ba. J’ai eu, dès le départ, des gens très compétents. Mais il a fallu encadrer la reproductibilité des motifs, enseigner les règles de l’entreprise, comme de respecter les délais. Mais aussi convaincre nos clients que nos produits pouvaient ne pas être livrés dans des délais industriels ni être toujours identiques. C’est mon plus gros défi.
Quels sont les marchés, les pays qui ont été les plus sensibles à votre travail avec les tisserands?
J’ai des clients un peu partout dans le monde, des italiens, des anglais, des américains, des japonais, des français bien-sûr. Certains sont peut-être plus sensibles au travail manuel que d’autres. Les japonais, qui ont eux-mêmes une grande culture des textiles fait-main, des teintures, ont un goût particulier pour les tissages africains, les indigos, les mandjaques. Du 05 au 20 octobre, je vais d’ailleurs exposer à côté de Tokyo, un travail textile réalisé en partenariat avec Okujun, une maison japonaise. Ce n’est pas la première fois que je travaille pour le Japon, j’avais déjà réalisé pour eux une gamme en 100% soie.
Arriver dans les boutiques du monde, travailler pour de grands décorateurs, connaitre la renommée qui est la votre, quand son entreprise est basée à Dakar, que l’on y vit soi-même, relève du challenge. Qu’avez-vous mis en place pour rendre cela possible?
J’ai eu un agent, en France, pendant quinze ans, de 1995 à 2010. Elle était très introduite dans le milieu de la décoration, mais j’avais déjà eu des clients comme Christian Liaigre auparavant (NDLR: l’un des plus grands décorateurs français). Je n’ai pas l’impression que cela ait été si difficile, au début, de promouvoir notre travail.
Le « made in Africa » a t-il été une valeur ajoutée?
Je crois que dans le discours commercial tenu, la beauté du tissage se suffisait à elle-même. Mais quand il est associé à la qualité, oui, le « made in Africa » est un atout. Mais il faut comprendre les standards internationaux, comprendre le métier en lui-même. Et avoir une sensibilité artistique très forte.
Quelles sont les plus grosses difficultés que vous ayez rencontrées?
Etre organisé en entreprise, avoir sorti le tissage de l’informel, est à la fois notre force et notre drame. On est submergés de taxes. L’application de la TVA suit l’Europe, elle est très élevée, à 18%, et contrairement à d’autres pays on ne la récupère pas. Cela freine de très nombreuses initiatives. On aimerait davantage travailler localement par exemple. Il y a un énorme marché de rideaux et de canapés au Sénégal. Mais avec toutes les charges que l’on doit incorporer dans nos tarifs, les gens ne veulent pas payer. C’est tellement dommage…
Le consommer local est depuis longtemps un de vos chevaux de bataille. Les matières premières locales aussi. Avoir un fil de coton sénégalais pourrait-il alléger les coûts?
Oui, mais tout le monde est dans l’informel. La NSTS (la Nouvelle Société textile Sénégalaise) a relancé du fil, je leur en achète à nouveau, après en avoir été sevrée pendant près de sept ans, mais il y a fil et fil…. Pour mes créations, j’utilise à la fois ce fil, produit à Thiès et du fil de coton égyptien. Il y a une ancienne usine, à Kaolack, qui doit aussi repartir. Mais il faut surtout encourager les gouvernements à créer une production nationale de coton. Qu’au moins 25% soit dédié à la transformation locale. Cela changerait durablement la donne.
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